Transporter du café à la voile, un pari fou ?

Aujourd’hui, est-il possible de boire un café (vraiment) écoresponsable ? Nous sommes de plus en plus nombreux à nous interroger sur la provenance du café que nous consommons, à privilégier le bio, à sélectionner des torréfacteurs locaux et rigoureux… Mais pour arriver jusqu’à nos tasses, les grains de café parcourent inexorablement des milliers de kilomètres à bord de gigantesques cargos ultra-gourmands en pétrole, responsables d’émissions considérables de CO2.

Si le sujet du transport du café des zones tropicales vers nos contrées reste opaque dans la filière, des initiatives commencent peu à peu à émerger. Certaines prennent d’ailleurs une forme très concrète : après un long travail de négociations et d’innovations, l’importateur de café vert Belco s’est associé avec la société de transport à la voile TOWT (TransOceanic Wind Transport) afin de limiter l’empreinte carbone générée par le transport de ses cafés.

En attendant les premiers trajets en voilier-cargo, prévus pour 2022, nous avons discuté avec Alexandre Bellangé, directeur général de Belco, et avec Guillaume Le Grand, co-fondateur de TOWT, pour en savoir plus sur les coulisses de ce projet aussi engagé qu’ambitieux.

Alexandre, comment avez-vous commencé à vous intéresser au sujet du transport du café à la voile ?

Alexandre : Chez Belco, nous sommes engagés depuis un certain temps dans le sourcing de café durable et il nous paraissait un peu vide de sens de s’arrêter à la production de café sans aller un peu plus loin dans notre démarche, sans appréhender la durabilité de la filière de façon plus holistique.

Ça fait maintenant cinq ans que l’on se renseigne avec Angel, notre directeur du sourcing, sur les solutions de transport décarboné. À l’époque, on nous proposait du transport en goélette avec une capacité d’à peine 20 tonnes de café par voilier, alors que nous en transportons 8000 par an. C’est clair que transporter quelques sacs en goélette pouvait permettre d’écrire une belle histoire, mais absolument pas d’avoir de l’impact.

Il nous fallait donc trouver une solution de transport décarboné qui puisse entrer pleinement dans notre business model : nous sommes une entreprise engagée, et ma définition de l’engagement, c’est qu’aujourd’hui les cafés sourcés en direct par nos équipes et achetés de façon durable, sur le plan économique, social et environnemental, représentent plus de 50% des revenus chez Belco, avec une augmentation continue année après année jusqu’à se rapprocher au maximum de 100%.

Dans le cas du transport à la voile, on souhaitait donc s’appuyer sur un projet nous permettant de transporter au moins 50% de notre café durable de manière décarbonnée.

C’est dans ce contexte que vous avez fait la rencontre de Guillaume Le Grand, le fondateur de la société de transport à la voile TOWT ?

Alexandre : Oui, je l’ai rencontré il y a environ cinq ans. Lui avait monté sa société en 2010, c’est un amoureux de la mer et de la voile, il était à fond dans le sujet du transport décarboné, mais il ne proposait que du transport en goélette.

J’avais quand même fait faire un devis : pour transporter un conteneur de café entre Djibouti et Le Havre, ça prenait quasiment trois mois, quand un porte-conteneur classique prend environ 30 jours, et ça me coûtait l’équivalent de 60 000€ pour 18 tonnes de café.

Aujourd’hui, en voyant large, un transport classique coûte environ 2000€ . Donc ça me coûtait quand même 30 fois plus cher tout en prenant trois fois plus de temps. En plus de ça, on parlait d’un seul conteneur, sauf que moi mon sujet c’est 500. C’était tout simplement impossible. Payer un transport décarboné plus cher, ça me paraît logique, mais pas à n’importe quel prix.

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Alexandre : Je reste un entrepreneur, j’aime les gens passionnés qui prennent des risques. Guillaume c’est tout ça : il faut s’imaginer qu’en 2010, il a créé une entreprise qui propose du transport de marchandises à la voile. Il y a dix ans, c’était un truc complètement lunaire, même en 2015 c’était encore très particulier. Quand je l’ai reçu il y a cinq ans, la première chose qu’il m’a dite c’est « merci ». Aujourd’hui, tout le monde le contacte pour avoir accès à ses bateaux, c’est lui qui ferme la porte !

Et donc petit à petit, j’ai développé de super relations avec Guillaume. Je le trouvais complètement fou mais il croyait à son projet et je me suis dis qu’il allait peut-être arriver à quelque chose. Et puis un jour il vient me voir et il me dit : « On a un truc pour toi. J’ai levé des fonds, j’ai un architecte, un chantier naval, on va lancer les premiers voiliers-cargos. On va pouvoir transporter 1000 tonnes de café dans de supers conditions d’humidité et de température. »

À partir de là, on pouvait discuter. Puis il me dit : « Ça équivaut à 50 goélettes, et la transatlantique se fait en 15 jours. Un mois aller-retour, contre trois auparavant. Ça coûte 350€ la tonne, contre 3000€ en goélette. » Un transport classique, c’est entre 75 et 100€ la tonne. Le surcoût était devenu raisonnable. On a donc commencé à tracer des lignes pour Belco, on a fait des simulations… et on s’est rendu compte que c’était complètement viable.

La baisse du prix à la tonne et le gain de temps de transport ont-ils été des arguments suffisants pour vous convaincre de la viabilité du projet ?

Alexandre : En grande partie, oui. Et puis un dernier événement a fini de me convaincre. En février 2020, nous étions en train d’avancer sur le sujet avec Guillaume, et je me suis rendu au salon ChangeNOW à Paris, où j’ai assisté à une conférence sur les transports décarbonés.

Parmi tous les projets présentés, je m’aperçois d’une chose : celui de Guillaume est le seul à ce moment-là dans le monde qui permette de transporter du café dans de bonnes conditions et qui est décarboné au minimum à 90%. À la fin de la conférence, une personne demande pourquoi, alors que tout semble en place et qu’on nous vend du rêve, en réalité il ne se passe rien ? Réponse du modérateur : « On est tous prêts mais il n’y a aucun chargeur qui accepte de payer le prix. »

Je suis rentré à Bordeaux où nous sommes basés et j’ai dit au directeur du sourcing : « Go, on rappelle Guillaume et on valide le truc ! » On a confirmé le projet avant même d’avoir conscience de l’arrivée du Covid et on a signé officiellement la LOI (letter of intention, ndlr) pendant le premier confinement, ce qui a permis à TOWT d’engager les discussions avec le gouvernement et l’Europe, et de lancer les appels d’offre.

Guillaume, les voiliers-cargos que vous développez ont été spécialement étudiés pour le transport de marchandises, quelles sont leurs caractéristiques ?

Guillaume : Quand on parle de voiliers-cargos, ce sont d’abord des voiliers, c’est-à-dire qu’il s’agit de bateaux qui naviguent principalement à la voile, avec un petit moteur auxiliaire qui ne sert qu’aux manœuvres de port. Ce sont des bateaux toilés très puissants, robustes et fiables. Le plus gros des trois mats français ! 80 mètres de long, huit de haut, 4000 mètres carrés de toile, une hélice de deux mètres de diamètre.

Mais ce sont également des cargos, donc leurs cales sont faites pour recevoir un maximum de marchandises, stockées dans les meilleures conditions possibles. Ils sont conçus pour être vite chargés et déchargés, en six heures environ, ce qui équivaut à un shift de docker.

Ces navires réduisent l’empreinte carbone de plus de 90% par rapport aux cargos équivalents, les 10% restants étant liés aux moments où l’on est obligé d’allumer le moteur : manœuvres d’entrée et de sortie de port, à l’approche des côtes, manœuvres d’évitement… À noter qu’à bord aussi l’empreinte carbone est limitée au maximum, puisqu’au-delà d’une vitesse de dix nœuds, environ 18km/h, l’hélice à l’eau tourne à l’envers, et ce suffisamment vite pour que le moteur électrique devienne une dynamo et génère les besoins du bord en énergie. Pas besoin donc d’allumer de groupe électrogène, par exemple, pour les besoins des huit membres d’équipage.

Comment avez-vous adapté l’environnement de cale pour assurer le transport du café dans des conditions optimales ?

Guillaume : C’est un bateau pensé principalement pour le transport du café et du cacao : ses six cales, avec une capacité de 1000 palettes, sont ventilées naturellement par des manches à air, créant des jeux de courants d’air qu’on laisse courir sous les palettes pour qu’il y ait une aération naturelle. L’air en mer est plus sec qu’à terre, surtout dans les zones tropicales car le sel capte l’humidité.

Le bateau est également équipé d’un système de ventilation ponctuel qu’on utilise pour parer à de mauvaises conditions d’hygrométrie dans l’environnement de cale, notamment pour éviter le moussonnage, avec une double problématique : trop sec, le grain de café peut capter des odeurs qui viennent du conteneur. Trop humide, on se retrouve avec des phénomènes de fermentation. On est donc sur un transport décarboné, et de qualité.

À quelles échéances peut-on espérer voir partir les premiers voiliers-cargos ?

Alexandre : Pour ce qui est du calendrier, il faut comprendre que ce sont de gros bateaux qui nécessitent de lourds investissements : le coût de la construction du premier voilier est estimé à 14 millions d’euros. Pour finaliser les financements, il fallait que TOWT bénéficient d’engagements forts de la part d’entreprises partenaires (en l’occurrence Belco, ainsi que les chocolats Cémoi et les rhums Longueteau, ndlr), ça a été confirmé en mars-avril.

Cet été, ils ont beaucoup travaillé avec les cabinets d’architecture navale, ils ont finalisé l’appel d’offre et choisi un chantier français. La première quille doit être posée avant la fin de l’année, pour des premières lignes effectives au deuxième semestre 2022. Ensuite, un deuxième voilier-cargo doit être mis en place à partir de 2024. L’objectif, c’est que tous nos cafés sourcés 100% durables, ce qui correspond à 50% de l’ensemble des cafés que nous vendons, toujours dans une optique d’amélioration continue, soient transportés à la voile d’ici 2025.

Parlez-nous des lignes qui seront mises en place pour le transport de ce café décarboné. Quels trajets avez-vous prévu ?

Guillaume : Nos voiliers-cargos vont naviguer sur les routes historiques du café, la route de l’alizé vers la Colombie, le Mexique et le Brésil, et sur la route de la mer Rouge vers le port de Djibouti pour les cafés d’Éthiopie, que l’on développe avec Belco.

Alexandre : On aura donc trois lignes au départ du Havre, avec une capacité de chargement de 1000 tonnes de café par ligne. Une petite parenthèse sur le Brésil : pour moi c’est une destination hyper importante parce que ce pays, c’est le temple du café industriel et de la production de masse dégueulasse.

On se bat là-bas depuis des années pour convaincre les caféiculteurs de produire du café différemment. Alors me dire qu’on va envoyer un voilier là-bas et ramasser des sacs de café pour les ramener en Europe à la force du vent, c’est un énorme kiff !

Quel sera l’impact de ce mode de transport sur le prix du paquet de café pour le consommateur et comment comptez-vous le mettre en avant ?

Alexandre : Très concrètement, pour le consommateur, ça veut dire un écart de prix de 10 centimes d’euros sur un paquet de café de 250 grammes… Déjà, cela me semble assez résiduel, et surtout si nous, en tant qu’entreprise complètement indépendante, c’est-à-dire non soumise aux négoces internationales, on ne prend pas ces décisions, personne ne le fera.

Pour ce qui est de la mise en valeur du transport décarboné, il existe un label créé par TOWT, « ANEMOS » : chaque paquet sera floqué d’un code qui donne accès sur Internet à tout le transport de A à Z, avec le CO2 économisé, la distance parcourue, des photos du chargement, du voyage, de l’équipage… Chez Belco, nous sommes en train de réfléchir à quelque chose de plus global pour offrir une garantie qui associe à la fois durabilité de la production du café et durabilité du transport.

D’après vous, la filière du café de spécialité devrait-elle mieux prendre en compte cette notion de durabilité ?

Alexandre : Oui, sinon ça ne fait aucun sens. La durabilité n’est pas incluse dans la démarche de la plupart des acteurs de la filière aujourd’hui. Il faut arrêter de parler de café de spécialité en ne pratiquant que le cupping d’échantillons.

J’en ai marre de voir tous ces « importateurs-torréfacteurs » de café de spécialité qui achètent uniquement sur échantillons, en ne s’attachant qu’au sensoriel, mais quid de l’humain, des pratiques sociales et environnementales ? Il faut goûter et sélectionner sur la qualité, bien sûr, mais la base c’est la relation humaine, c’est comprendre quelles sont les valeurs des personnes avec qui l’on veut travailler.

Une fois qu’on se retrouve là-dessus, il faut vérifier les pratiques sociales et environnementales, la qualité du savoir-faire et des infrastructures… Quand tout ça est ok, on peut commencer à discuter du prix, et là on rémunère de façon à ce que la relation dure, qu’on ait un intérêt à se développer ensemble, et que tout le monde soit épanoui. Pour moi, c’est ça la vraie durabilité. La qualité est au centre de la démarche mais c’est loin de n’être que ça. Si le café de spécialité continue à se développer comme ça, en ne sélectionnant que sur cupping sans chercher plus loin, je crois qu’on va droit dans le mur.

En Bolivie, dans la plantation voisine de celle où l’on achète nos cafés, il y a un producteur ultra connu vendu partout en specialty qui a rasé tous les arbres de son exploitation… sous prétexte que, soi-disant, le plein soleil développerait les arômes de ses cafés et lui permettrait une meilleure note en cupping ! Pour moi, cet exemple aberrant montre qu’il est urgent d’intégrer la durabilité dans la définition du café de spécialité. Ce n’est pas le cas partout, bien sûr, mais c’est quand même encore trop à l’usage dans cette filière.

Et avec TOWT, quel est votre objectif, peut-être d’un point de vue plus idéologique, à travers ce projet de transport zéro carbone ?

Guillaume : Le café, on ne va pas le faire pousser chez nous, c’est un produit tropical par définition : je crois que ça parle aux gens de se dire qu’ils boivent un café qui a été transporté presque comme s’il avait été produit localement. On va être capable d’aller chercher des cafés d’exception, y compris de façon massive mais qualitative, de manière décarbonée. C’est important, et ça parle d’autant plus à la jeune génération, à la génération Greta qui ne va pas tarder à se dire : « Wow, il y a autant de pétrole que de café dans mon espresso ! »

Il faut s’imaginer : aujourd’hui, on compte environ 40 000 cargos conventionnels qui naviguent sur l’eau en continu. C’est une industrie qui ne paye pas de taxes et qui est injectée de subventions… C’est véritablement le squelette de la mondialisation, et c’est cela que nous combattons.

Est-il possible d’imaginer que le transport à la voile puisse se développer massivement dans l’industrie du café ou est-ce utopique ?

Alexandre : À l’heure actuelle, c’est complètement utopique. D’abord, si l’industrie avait 25 centimes du kilo à investir quelque part, je préférerais qu’elle le fasse auprès des producteurs. Chez Belco, nous sommes arrivés au transport à la voile parce qu’on avait déjà validé les étapes de durabilité au niveau de la production. Il faut commencer par le commencement.

Aujourd’hui, l’industrie du café créé et alimente la pauvreté. Quoiqu’on en dise. En plus dans un contexte de réchauffement climatique qui ne facilite pas les choses pour les producteurs. Je préfèrerais que l’industrie se pose la question de la durabilité de la filière en amont et qu’elle considère les aspects socio-économiques et environnementaux sur place.

Aujourd’hui, cette industrie travaille avec des producteurs pas du tout épanouis qu’elle paye un prix de misère. Même le prix minimum « équitable », je le dis haut et fort, est un prix qui alimente la pauvreté. C’est moins pire, c’est tout. Croire que l’on peut définir un seul et même prix minimum pour le monde entier quand on connaît les écarts de rendements entre les pays, c’est stupide. Qu’ils commencent par faire les choses un peu proprement, et je crois que ce n’est malheureusement pas pour demain, avant de se poser la question du transport.

Ils y viendront, d’ailleurs j’ai déjà des demandes d’industriels pour nous acheter des cafés transportés à la voile, ça me donne un peu envie de vomir… C’est du pur green washing. Une entreprise engagée est une entreprise qui doit accepter d’intégrer dans son business model 50% minimum de ce sur quoi elle communique. Quand sur Instagram, certains font 9 posts sur 10 sur le commerce équitable alors que c’est 0,01% de leurs volumes, ce n’est pas normal.