Et si le filtre en abaca d’Arnaud Causse remplaçait les filtres en papier ?

Cette année, Belco et sa branche Art of Coffee ont proposé pour la première fois aux innovateurs et passionnés le Made By PROJECT, un concours destiné à repérer l’innovation qui va révolutionner l’industrie du café.

Présidé par Tim Wendelboe, le jury a désigné gagnant le producteur Arnaud Causse et son projet de filtre en abaca.

En compagnie de Laure Jubert, chargée de l’organisation du Made By, Arnaud nous explique son projet et tout ce que l’abaca a de meilleur que le papier, pour la planète comme pour vos préparations. Le filtre d’Arnaud est d’ailleurs à découvrir au Paris Café Festival, du 29 au 31 octobre 2021.

Bonjour Arnaud, comment as-tu réagi à l’annonce de ta victoire au Made By, organisé par Belco ?

Arnaud : J’ai été le premier surpris ! J’avais d’abord proposé une cafetière à faire du cold brew, en céramique, avec un manche en bois issu des caféiers et qui n’utilisait ni métal, ni verre, ni papier. On utilisait le poids d’un bloc de glace pour faire pression sur le café et réaliser l’extraction au bout d’une dizaine d’heure, une fois le bloc de glace totalement fondu.

C’est Laure qui m’a mis cette idée de filtre en tête, après une de mes visites chez Belco où elle m’a présenté plusieurs types de filtres, dont certains en abaca, qui est une matière que je connais bien.

J’ai été sélectionné en finale avec 4 autres projets. J’ai donc fait une présentation en une nuit, juste un petit powerpoint pour avoir un support lors de la présentation au jury, présidé par Tim Wendelboe. Après la présentation, je suis reparti travailler dans ma plantation et puis j’ai reçu un deuxième coup de fil, cette fois pour me dire de trouver rapidement une connexion. J’avais gagné, et moi, j’étais en plein milieu des caféiers !

Laure, qu’est-ce qui a le plus intéressé le jury dans le projet d’Arnaud ? 

Laure : Le projet d’Arnaud a été le projet le plus vertueux, ce qui est très important pour nous chez Belco. Quand Arnaud a appris en venant chez nous que les filtres en abaca étaient très recherchés par les baristas, l’idée lui est restée en tête jusqu’au moment du Made By.

C’est pour nous une innovation qui a du sens de bout en bout de la chaîne de production imaginée par Arnaud. Quand on creuse le monde du filtre, tu te rends compte que la transparence de l’information s’arrête très vite. C’est le flou total quand tu veux savoir qui produit, comment c’est produit. 

Ce qui nous a fait tous nous lever avec le projet d’Arnaud, c’est l’idée d’appliquer ce qu’on applique au café de spécialité aux producteurs d’abaca, c’est-à-dire des prix justes et dans des conditions de travail durables et équitables.

Ce serait aussi la première fois qu’un produit de notre catalogue Art of Coffee serait récolté et transformé sur place, dans un pays producteur de café, en Equateur. Et surtout, cela permettrait à nos partenaires en Amérique latine de pouvoir commander des filtres et de s’équiper plus facilement. Tout le monde a le droit à ces innovations, et pas seulement les pays du Nord.

Arnaud, depuis quand connais-tu l’abaca ?

Arnaud : Je connais l’abaca depuis mon premier séjour en Equateur, en 1989. Il y avait là de grandes plantations de bananiers, mais sans bananes, car c’était pour faire de la fibre. C’est une culture tombée dans l’oubli pour des raisons difficiles à cerner car la fibre d’abaca a des propriétés extraordinaires. C’est une fibre très longue, à la différence du coton, très résistante, notamment à l’eau de mer. On l’a beaucoup utilisée pour les cordages de bateau. 

Il n’y a qu’en Equateur que la fibre d’abaca est produite ?

Arnaud : Au tout début, dans les années 50, on le produit aux Philippines. On y trouve toujours des productions, elles sont désormais presque issues exclusivement de minifundi. L’abaca a aussi été produit en Indonésie et puis je l’ai curieusement rencontrée à nouveau lors d’une mission en Guinée Equatoriale, sur l’île de Byoko. C’est une plante qui est très peu exigeante mais demande des conditions particulières, très peu de luminosité et beaucoup d’humidité.

Aujourd’hui, on trouve surtout des plantations d’abaca aux Philippines, en Equateur, ainsi qu’au Costa Rica. Mais plus de 90% du marché mondial est capté par seulement deux entreprises, et à la différence d’un textile où les gens se préoccupent des conditions des travailleurs, ce monopole fait que la majorité des producteurs d’abaca existent cachés de tous, et travaillent dans des conditions extrêmement précaires, voire d’esclavage moderne.

Comment sera donc produit l’abaca utilisé pour tes filtres ? 

Arnaud : L’idée est de s’associer avec un producteur qui a une vingtaine d’hectares. Sa plantation se trouve aux pieds des Andes, à 500 mètres d’altitude sur la zone littorale où s’accumulent les nuages en provenance du Pacifique. Elle n’est distante que d’une cinquantaine de kilomètres de la plantation de Las Tolas qui se trouve aussi sur ce côté des Andes mais beaucoup plus haut en altitude, à 1800 mètres. Il assure ses employés et les rémunère avec un salaire correspondant aux normes légales. On doit s’assurer une traçabilité maximale pour que les gens sachent ce qu’il se passe quand ils achètent un filtre en abaca et qu’ils puissent vérifier qu’il n’y a pas d’exploitation derrière.

Laure : Le catalogue Art of Coffee est arrivé chez Belco parce qu’on connaissait les besoins de nos clients torréfacteurs pour s’équiper. Mais contrairement à Belco, dont la raison d’être est “where sourcing makes sense”, chez nous, le sourcing des produits Art of Coffee n’avait pas d’autre sens que d’accompagner nos clients.

Il devient nécessaire de distribuer des accessoires dont on connaît tout parce que c’est aussi ce qu’on nous demande aujourd’hui. Si on pense long terme, on doit voir beaucoup plus loin pour aider nos clients torréfacteurs et coffee-shops à consommer mieux, pour qu’eux-mêmes ensuite aident leurs clients à consommer mieux.

Qu’est-ce qu’apporte l’abaca à l’extraction du café ? 

Arnaud : Dans l’immédiat, l’abaca permet de créer une cellulose de super qualité qui n’a pas besoin d’être blanchie au chlore. On peut donc avoir un filtre presque blanc sans devoir le passer dans un bain de chlore.

L’idée du projet est née des baristas qui connaissent bien le sujet des filtres et préfèrent l’abaca plutôt que le papier qui a toujours un goût, surtout après blanchiment au chlore. L’abaca est complètement neutre, il ne transmet aucun goût à ton extraction.

C’est aussi écologiquement beaucoup plus responsable que le papier. La production d’abaca occupe des sols qui ne sont pas utilisables pour d’autres types d’agriculture, elle ne concurrence pas les zones de culture vivrières.

C’est également une plante qui produit en permanence, quand tu coupes un bourgeon pour en faire de la fibre, 2 autres poussent à côté. Quand tu fais du papier, l’arbre ne pousse pas à la même vitesse. C’est donc durable de ce côté-là.

Maintenant que le projet a remporté le concours Made By, quelle est la suite ?

Arnaud : Ce qui a été présenté est un projet. On va envoyer des prototypes pour le Paris Café Festival, que l’on fera tester par des baristas. Pour le moment, j’ai voulu voir comment produire un filtre en abaca de manière artisanale, et s’il y avait moyen de l’améliorer. 

J’ai envoyé plusieurs exemples de filtres disponibles sur le marché dans une université en Equateur, pour étudier leur conception. Je me suis d’ailleurs engagé à reverser entièrement le prix du gagnant, 5000€, à cette université. Les élèves, ingénieurs et chercheurs vont travailler sur la conception de mon filtre. L’analyse des échantillons a déjà commencé et il s’avère que, même le filtre vendu comme 100% abaca contient environ 4% de fibre de cellulose de pin « doux ». Il nous faut maintenant savoir pourquoi cette addition de fibres non abaca, et nous pensons qu’il ne s’agit pas de réduire le coût de fabrication.

On va faire un filtre pour Chemex parce que c’est un disque qui ne demande pas de soudure, contrairement au filtre V60. Une soudure ne demande pas une grande technologie, mais il faut la machine. Ce que j’attends, c’est 5 à 6 prototypes différents pour organiser un ensemble de tests, avec des baristas, pour désigner le filtre qui réalise la meilleure extraction. Ensuite, il est possible que plusieurs filtres soient validés et que l’offre soit déclinée selon le type d’extraction, le type de café ou la méthode employée.

Laure : Arnaud va bénéficier d’un accompagnement par les experts de nos services marketing, contrôle qualité et commercial chez Belco sur tout le projet, qu’on va documenter comme un « carnet de voyage ». Ce n’est donc que le début de l’aventure !

J’ai cru comprendre aussi que tout ce qui n’est pas utilisé pour les filtres pourra être réutilisé ?

Laure : Arnaud a tout pensé du début à la fin. Les fibres utilisées pour les filtres seront celles de la meilleure qualité, les autres serviront au packaging. Pas un seul paramètre pour lequel on a posé une question n’avait pas déjà été pensé par Arnaud en amont. 

Arnaud : Oui, l’idée est que tous les sous-produits soient réutilisés. Concernant le packaging, il faut savoir que le papier est extrêmement hygroscopique et absorbe l’humidité et les odeurs. Il est très important de concevoir un emballage hermétique et imperméable. Les feuilles d’abaca sont une première piste à tester.

Aujourd’hui quand tu passes le bananier dans la presse pour obtenir la fibre, tout le jus finit dans les ruisseaux. Moi je propose d’en faire un engrais pour booster les caféiers, ça marche très bien. 

L’autre partie qui n’est pas de la fibre pourra être transformée en compost mais surtout, tu as plusieurs qualités de fibres. On utilisera les fibres de première catégorie pour le filtre mais celles qui ne sont pas aussi blanches, plus brutes, pourront servir à réaliser des rouleaux de textiles naturels, déroulés autour des caféiers pour éviter la pousse des mauvaises herbes. C’est biodégradable après 3 ou 4 ans.

Seriez-vous en train de mettre en place une toute nouvelle filière ? 

Arnaud : Oui, à condition que celle-ci reste entre les mains d’acteurs vertueux. Si on arrive à commercialiser le filtre à un prix qui subventionne ces sous-produits et permette de faire une agriculture plus raisonnée, ça devient vraiment intéressant. Il faut savoir que lorsqu’une plantation d’abaca est supprimée, c’est pour faire de l’élevage. Maintenir ou créer une production d’abaca est aussi une sorte de reforestation dans des zones aujourd’hui utilisées pour du pâturage.

Aujourd’hui, je pense qu’avec 20 à 25 hectares de plantations d’abaca, on est en mesure de produire 5 millions de filtres. C’est vraiment impressionnant car la capacité de l’abaca à se régénérer très vite permet de produire un maximum. Si c’est reproductible, on pourra voir pour augmenter les surfaces et multiplier les plantations.